PRÉFACE Homo numericus au travail par Pascal PICQ
Pascal PICQ
Paléoanthropologue au Collège de France, Pascal Picq dédie ses recherches à l’évolution morphologique et sociale de la lignée humaine dans le cadre des théories modernes de l’évolution. Après avoir introduit l’éthologie dans le champ de l’anthropologie évolutionniste, il s’est impliqué dans des questions de société. Il est associé à l’APM (Association Progrès du Management), au MENE (Mouvement des Entreprises de la Nouvelle Économie) et à l’Observatoire de l’Ubérisation de la Société. Ses essais, comme Un Paléoanthropologue dans l’Entreprise (Eyrolles), sont des plaidoyers pour l’avenir.
Vive la coévolution entrepreneuriale du travail!
Bouleversement des modes de communication et mutation des connaissances (NBIC); diversification des énergies; nouveaux modes de production et de mobilité; globalisation; transformation de la famille et de la démographie; changement climatique et érosion des diversités… Tous les indices concordent: nous ne vivons pas la fin du monde, mais l’entrée dans un nouvel âge stimulé par les réseaux, les intelligences connectées et les changements d’environnement. D’un point de vue économique, nous sommes dans le cinquième cycle de Kondratieff/Schumpeter avec ses conséquences sociales et ses mutations anthropologiques. Deux attitudes se polarisent.
D’une part, le désarroi. Après 1945, notre pays comme le monde occidentalisé et industrialisé se lance dans un même schéma de progrès, avec le développement des infrastructures, de l’éducation, de la protection sociale… sur fond de croissance, de plein emploi et de sources d’énergie non limitées. Aujourd’hui, l’attrition accélérée de ce socle fondateur frappe de plein fouet tous ceux qui peinent à se projeter dans le monde qui vient. L’enjeu est énorme: si de nouvelles perspectives ne s’ouvrent pas, les tensions deviendront de plus en plus violentes. Mais redonner espoir ne consiste pas à raconter qu’on reviendra au monde d’avant, ni à faire croire que l’État ou les politiques détiennent à titre principal les clés de l’avenir. C’est arriver à expliquer que, certes, rien ne
sera facile; mais qu’au lieu de nous accrocher en vain à un monde qui meurt, nous devons nous engager dans la transformation et accompagner les forces du renouveau.
Car cet élan créateur est d’ores et déjà à l’œuvre.
Marx avait analysé, en son temps, les conditions de fonctionnement du capitalisme: réunir beaucoup d’argent pour maîtriser des moyens de production onéreux. Les travailleurs, quant à eux, vendaient leur «force de travail». Désormais, la situation est totalement différente. Chacun peut créer son entreprise à partir d’Internet et des réseaux, sans avoir à subir de barrières à l’entrée. Jeremy Rifkin a bien décrit cette société du coût marginal zéro. De jeunes entrepreneurs peuvent se financer grâce au crowdfunding et, nantis de quelques milliers d’euros, acheter en ligne des outils et des services: gestion, logiciel, marketing, finance, paiement… Et ces nébuleuses de petites entreprises bousculent déjà les modèles traditionnels d’entreprises, à commencer par les plus grandes. Cela se traduit par l’émergence de toute une génération d’entrepreneurs qui ne s’inscrivent dans aucun schéma existant. Au contraire, ils font de sujets auparavant
relégués dans la catégorie des externalités (le prix à payer par la société pour permettre la croissance économique) une source d’opportunités et d’innovations. À preuve, tous les modèles d’économie circulaire, de fonctionnalité ou de partage et tous les nouveaux produits et services stimulés par la nécessité de préserver les écosystèmes, d’augmenter l’efficacité énergétique, de réduire l’exclusion sociale…
Autre différence fondamentale, ces jeunes femmes et ces jeunes hommes n’innovent pas pour survivre, selon l’injonction implacable de la compétition du XX
e siècle: ils vivent en innovant! De ce point de vue, ils ne respectent pas le modèle schumpétérien de compétition/innovation entre les grandes entreprises, mais se montrent darwiniens. Ils se lancent, créent, échouent ou réussissent, manifestant ainsi le principe de variation-sélection au cœur de la capacité d’adaptation et d’évolution décrite par Darwin. Ils pratiquent également une forme de coévolution, qui consiste, au lieu de réduire et d’élaguer, à donner plus pour avoir
plus, à collaborer et à créer un autre jardin! Un jardin qui n’oppose pas systématiquement les petits et les gros, les anciens et les modernes, mais qui joue des coopérations et des innovations à la croisée des chemins. Une nouvelle économie ne remplace pas une autre;
et il en est de même pour l’évolution des espèces. De nouveaux entrepreneurs créent un écosystème qui, s’il détruit certains domaines, apporte des solutions innovantes dans des secteurs dits classiques mais au bout de leurs modèles. En termes plus évolutionnistes, certaines lignées disparaissent, d’autres s’amenuisent et d’autres se déploient dans un nouveau tissu de relations: c’est la coévolution. Et ce tissu est celui des NTIC/NBIC.
C’est un vrai changement culturel qui doit nous inspirer et que nous devons accompagner.
Un peu à l’image de ce qu’ont fait quelques personnalités exceptionnelles de la fin du XVIIIe siècle au sein de la Société lunaire de Birmingham: croisant des spécialités et des expertises différentes, elles se réunissaient chaque mois à la pleine lune, dans la convivialité, pour bâtir une nouvelle société. Animées par leur foi dans l’homme, dans les sciences et dans la capacité émancipatrice de l’action, elles ont jeté avec succès les bases d’un nouveau monde. Elles ont
œuvré pour la démocratie et pour l’éducation des femmes, fait abolir l’esclavage dans l’empire britannique, brisé les frontières des corporations et des filières, créé les premières entreprises modernes, lancé la révolution industrielle! Elles s’appelaient James Watt, inventeur, et Matthew Boulton, entrepreneur (les coinventeurs de la machine à vapeur avec régulateur); Josiah Wedgwood (dirigeant de la première entreprise mécanisée, le premier manager et aussi marketeur de son temps); Erasmus Darwin (médecin, l’un des plus grands inventeurs de son époque), sans compter leurs amis, Adam Smith, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson…
Quel enseignement pour aujourd’hui, alors que nous quittons précisément ce qui a fait notre monde depuis la révolution industrielle? D’abord, la puissance d’un projet qui allie une ambition humaine, économique et sociale. Ensuite, la force d’innovation que recèle une diversité de talents unis dans un même mouvement. Enfin, le pouvoir libérateur de la confiance et la volonté de mettre le changement en action, stimulé par l’audace de l’essai-erreur et un principe de précaution qui ne paralyse pas l’action mais mobilise la responsabilité sociétale et environnementale.
Alors que le travail (dont les formes sont de plus en plus entrepreneuriales) est lui aussi bouleversé par la nouvelle ère anthropologique de l’humanité connectée, l’ouvrage d’Altedia et HEC s’inscrit dans cet esprit. Il cultive en effet la diversité des points de vue (dirigeants d’entreprises, acteurs des nouvelles communautés de travail, syndicalistes, universitaires, entrepreneurs de nouvelle génération…). Il explore les innovations de terrain afin de dégager des axes d’action dans ce qui est déjà une nouvelle société dont il nous appartient de définir en quoi elle représente une nouvelle étape du progrès. Surtout, il inscrit, au cœur de la révolution du travail avec la révolution digitale et ce qu’on appelle «le second âge des machines», la confiance dans notre résilience collective et la priorité donnée à l’Homme. Faisons nôtre cet aphorisme du philosophe Francesco Savater: «la seule véritable entreprise de l’Homme est de se réinventer lui-même.»
Vive la coévolution entrepreneuriale du travail!